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Collapsologie : science ou fiction ?

Opinion

« Les hommes ont libéré les forces terribles que la nature tenait enfermées avec précaution. Ils ont cru s'en rendre maîtres. Ils ont nommé cela le Progrès. C'est un progrès accéléré vers la mort. Ils emploient pendant quelque temps ces forces pour construire, puis un beau jour, parce que les hommes sont des hommes, c'est-à-dire des êtres chez qui le mal domine le bien, parce que le progrès moral de ces hommes est loin d'avoir été aussi rapide que le progrès de leur science, ils tournent celle-ci vers la destruction. » Cette citation issue de l’ouvrage Ravage de René Barjavel, publié en 1943, semble toujours aussi actuelle.


La crise écologique, qui est de plus en plus présente dans le débat public, s’ajoute aux discours sur l’effondrement, plus fortement médiatisés depuis le début de la crise sanitaire. L’idée n’est cependant pas nouvelle : on retrouve un certain éco-pessimisme qui a précédé le discours collapsologiste. La conscience, déjà ancienne, que les ressources de la planète ne sont pas infinies, se retrouve chez plusieurs économistes et penseurs. Au début du XIXème siècle, Malthus donne l’alerte : selon lui, la croissance démographique exponentielle pourrait engendrer d’importantes famines. La théorie éco-pessimiste de l’économiste a cependant été balayée par des chiffres récents (l’INED estime que, dès 2003, « la moitié de l’humanité est au-dessous du seuil de remplacement [des générations] »). Les discours à tendance dystopique semblent s’être multipliés récemment : dans Mankind at the Crossroads (1923), Edward Murray East évoque des famines entraînant des violences ainsi que des conflits. En 1968, Paul Ehrlich prédit dans La Bombe P une famine qui aurait raison de l’humanité dans les années 1980.


Plus récemment, le livre de Pablo Servigne et de Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer : petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, paru en 2015, a popularisé le néologisme de « collapsologie » et a largement aidé à faire connaître les théories de l’effondrement. Les auteurs y citent notamment Yves Cochet, ancien ministre de l’environnement, qui définit l'effondrement comme « le processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) ne sont plus fournis [à un coût raisonnable] à une majorité de la population par des services encadrés par la loi ». La crise de la Covid-19 a également participé à cette popularisation : depuis le début du confinement l’année dernière, le groupe Facebook « La collapso heureuse » a notamment gagné 8000 nouveaux membres, portant son total à plus de 31 000 actuellement. On peut également recenser un autre groupe Facebook, « Transition 2030 », le podcast Présages, la web-série documentaire Next, la chaîne Youtube Après l’Effondrement ou encore le magazine Yggdrasil qui lui sont consacrés. Dans leur ouvrage Le Pire n’est pas certain, Catherine et Raphaël Larrère conseillent cependant de distinguer les notions de collapsologie (dans la définition d’Yves Cochet) et de catastrophisme. La première considère tout effort comme vain, et l’effondrement inéluctable. Cependant, Jean-Pierre Dupuy, à travers le « catastrophisme éclairé », prophétise l’effondrement dans le but de créer un électrochoc dans la société et de permettre une conversion de cette dernière. Il estime notamment que « Notre passion apocalyptique n’a pas d’autre objectif que celui d’empêcher l’apocalypse ».



Collapsologie : les fondements d’une théorie se voulant scientifique


L’ambition de la collapsologie est, en créant du lien entre les différentes disciplines scientifiques pertinentes, de devenir la science de l’effondrement systémique afin d’en avoir une meilleure compréhension.


Le très médiatisé collapsologue Pablo Servigne appuie ainsi ses idées sur les données issues des sciences naturelles pour prédire la fin de la « civilisation thermo-industrielle ». Celle-ci lui apparaît comme une voiture roulant sur la fin de son réservoir, du fait de la surexploitation indéniable des ressources. Pour lui, cette voiture métaphorique s’approche de limites, également appelées seuils d'irréversibilité, à partir desquelles il n’est plus possible de faire machine arrière. Il en existe neuf, parmi lesquels quatre ont d’ores et déjà été franchis : le déclin de la biodiversité, le réchauffement climatique, la déforestation et la perturbation des cycles de l’azote et du phosphore. Tous ces éléments naturels étant plus ou moins directement liés, ils représentent une menace pour les autres, par effet domino.


Un effondrement par effet domino

La collapsologie relie les crises écologiques actuelles avec les crises sociétales, sociales et économiques. Le franchissement de ces seuils risque, en effet, de bouleverser le fonctionnement de nos sociétés. D’après Pablo Servigne et Yves Cochet, la raréfaction des ressources est la cause d’un accroissement des inégalités et donc de tensions et de conflits. Les déséquilibres environnementaux impacteront ainsi nos modes de vie de manière de plus en plus directe. Dans Devant l’effondrement, essai de collapsologie (2019), Yves Cochet postule que huit infrastructures sont étroitement liées à l’échelle mondiale (les énergies fossiles, l’électricité, les télécommunications, les transports, l’eau, les services de santé et d’urgence, le système banquier et financier et les institutions régaliennes des Etats) : elles sont toutes vouées à disparaître, s’entraînant les unes les autres dans leur chute. Dans ce monde du futur, privé de sécurité et d’accès aux ressources actuelles, seuls trois milliards d’individus pourraient survivre. Selon l’ex-ministre de l’environnement, « L’effondrement de la société mondialisée est possible dès 2020, probable en 2025, certain vers 2030, à quelques années près. »


Quel monde pour demain ?

Le collapsologue complète son analyse des causes de l’effondrement par la caractérisation sociologique du futur. Pour lui, les différenciations de classes sociales, de genres, d’ethnies ou de religions s’effaceront, les déplacements seront plus rares et plus locaux, le nombre d’emplois différents sera restreint et, de ce fait, la société décomplexifiée. Ainsi, des micro-États se fonderaient sur des biorégions, l’alimentation serait locale et saisonnière, la mobilité low-tech…



Un déni partagé de l’effondrement en cours ?

Face aux nombreuses critiques adressées au discours collapsologique et à l’inaction collective vis-à-vis des crises écologiques, les collapsologues crient au déni généralisé face à l’effondrement inévitable qu’ils théorisent. Cette attitude aurait, d’après Yves Cochet, deux explications psychologiques. D’une part, suivant une approche évolutionniste, nos capacités cognitives ne sont pas capables de mesurer et de comprendre le phénomène en cours, tant il nous dépasse. D’autre part, suivant une approche psycho-sociale, nous serions enclins à modifier notre comportement seulement si un certain nombre d’individus le faisaient aussi.


Théorie de l’effondrement : le fruit d’une intuition ?


La collapsologie en tant que « science » à part entière est largement débattue dans le milieu scientifique. L’usage d’une rhétorique dramatique, touchant à l’émotionnel, est tout à fait contraire à l’esprit d'objectivation et de recul recherché par les sciences. Selon Jean-Baptiste Fressoz, historien de l’environnement et chercheur au CNRS, la théorie de l’effondrement mélange à la fois le changement climatique, qui est prouvé, et l’épuisement des ressources, dont la fin n’est pas totalement établie, du fait que l’on découvre toujours de nouveaux gisements. Cela est appuyé par les propos de Servigne et de Stevens, qui préconisent de se tourner vers l’intuition, qui ne s’appuie donc sur aucun fondement scientifique : « Ouvrons la raison à l’intuition. En collapsologie, c’est l’intuition – nourrie par de solides connaissances – qui est primordiale. […] Toutes les informations contenues dans ce livre, aussi objectives soient-elles, ne constituent donc pas une preuve formelle qu’un grand effondrement aura bientôt lieu, elles permettent seulement d’augmenter votre savoir, donc d’affiner votre intuition ». Catherine et Raphaël Larrère critiquent donc ce glissement de l’intuition vers la certitude, tandis que Jean-Baptiste Fressoz explique que la collapsologie ne peut que « susciter une prise de conscience de la population » et constitue surtout une « mise en récit d’alertes ».

En outre, la complexité des différents systèmes (environnemental, économique et social, etc.) complique la prédiction précise de l’effondrement. Cette complexité tend à nous inciter à favoriser l’adaptation de notre système, sa résilience, et donc à retarder son éventuelle destruction. De même, on peut critiquer le fait que la collapsologie ait tendance à sous-estimer les potentialités et la capacité d’adaptation des populations. La crise de la Covid-19 l’a d’ailleurs en partie illustré, de même que différentes catastrophes naturelles, après lesquelles on observe une recrudescence de l’entraide et de la solidarité chez les personnes touchées.

On peut enfin mentionner l’incertitude scientifique qui s’attache aux modélisations concernant le changement climatique, d’ailleurs explicitée dans les travaux du GIEC, mais largement perdue de vue par les commentateurs et les décideurs. La variabilité notamment des manifestations régionales de ce dérèglement du climat, que ne saurait résumer la hausse de la température moyenne à la surface du globe - le chiffre que l’on retient habituellement - rend plus difficile la prévision des impacts à petite échelle. Il paraît compliqué dans ces conditions de prédire avec certitude un effondrement généralisé comme le laissent entendre les collapsologues.


L’effondrement : un récit déterministe

Les collapsologues ont vu, dans la crise sanitaire qui a marqué l’année 2020, le début de l’effondrement qu’ils prédisent depuis plusieurs années. Pour Le Monde, Yves Cochet déclarait même en mars « Avec mes copains collapsologues, on s’appelle et on se dit : « Dis donc, ça a été encore plus vite que ce qu’on pensait ! ». Or, la suite de la crise a prouvé que l’effondrement au sens de Cochet ne s’est pas réalisé. Tous les besoins vitaux ont été assurés, et l’État a joué son rôle de protection et de régulation, peut-être comme jamais depuis la 2ème guerre mondiale.

Bien que l’effondrement ne soit pas certain, le discours collapsologiste semble, au contraire, ne pas laisser de place à l’incertitude. On retrouve dans ce dernier un fatalisme climatique / fatalisme écologique (termes de Malm). La crise serait déjà là, et il faudrait trouver comment s’y adapter, et non plus comment l’éviter : nous aurions déjà perdu. On retrouve également cet argumentaire chez Jared Diamond et chez Jean-Pierre Dupuy. Chez le premier, toutes les atteintes à l’environnement sont les mêmes et ont un impact similaire. L’humain serait donc le problème, propos qu’il appuie en prenant exemple sur les pratiques génocidaires observées chez les chimpanzés. Pour le second, qui réfléchit beaucoup en utilisant la théorie des jeux, si nous avons 0,5% de chance d’échapper à cette crise écologique, les gens auront tendance à profiter de cette fenêtre pour se sauver eux-mêmes plutôt que de lutter collectivement.

En outre, selon Jean-Baptiste Fressoz, la crise environnementale est « une violence lente qui touche déjà les plus pauvres » plutôt qu’un anéantissement de notre monde. En effet, les inégalités environnementales déjà perceptibles représentent une certaine forme d’effondrement. La montée des eaux dans plusieurs pays et villes côtières sont déjà problématiques pour les populations de ces dernières, avec des réfugiés climatiques qui vont se multiplier dans les décennies à venir, sans mentionner les centaines de millions de personnes dans le monde qui sont d’ores et déjà rationnées en énergie, alimentation et eau.

On retrouve donc une vision très occidentalo-centrée de l’effondrement, qui serait dévastateur uniquement, ou tout du moins majoritairement pour les sociétés développées, thermo-industrialisées.

C’est notamment pour ces raisons que certains préfèrent parler de « capitalocène » au lieu d’anthropocène. C’est notamment la thèse de Jason W. Moore, professeur à l’université de Binghamton dans l'État de New York et coordinateur du World Ecology Research Network. Notre modèle économique est fondé sur l’extraction polluante de ressources et de matières premières qui ne sont pas infinies : « Nous sommes en train de vivre l’effondrement du capitalisme. C’est la position la plus optimiste que l’on puisse embrasser. Il ne faut pas craindre l’effondrement. Il faut l’accepter. Ce n’est pas l’effondrement des gens et des bâtiments, mais des relations de pouvoir qui ont transformé les humains et le reste de la nature en objets mis au travail gratuitement pour le capitalisme. »



La collapsologie : scénario défaitiste ou invitation au changement ?


Quel que soit le niveau de crédibilité de la collapsologie, ce discours a de plus en plus d’échos et il est largement débattu; il convient donc de s’interroger sur ses effets. D’après une étude de l’Institut Aristoclès, 72,4% des Français se déclarent d’accord avec le présupposé collapsologique selon lequel « tout peut s’effondrer ». Dès lors, on peut se demander si cela induit une inaction face à un destin vécu comme inéluctable ou bien si cela conduit à des changements de comportements.

Puisque la catastrophe est inévitable, il est vain de faire des efforts pour s’y soustraire. En décourageant l’action, la collapsologie apparaît comme une prophétie autoréalisatrice : on n’agit pas pour empêcher l’effondrement perçu comme inéluctable, donc il le devient.

Toutefois, et selon la même étude de l’Institut Aristoclès, si près de 9 personnes sur 10 considèrent qu’une catastrophe environnementale est à venir, parmi elles, 91% pensent également que la société civile constitue un recours : il y a donc ici un véritable levier de changement.

Par ailleurs, la collapsologie fait couler de l’encre et amène de nouveaux questionnements : ainsi, elle stimule la recherche. Elle dynamise par exemple la recherche transdisciplinaire et la prise en compte du non-humain dans les sciences sociales, deux éléments qui font défaut dans le monde académique, particulièrement en France, pour notre compréhension du monde.


In fine, en raison de la complexité et de la résilience des systèmes qui composent notre société, un effondrement brusque de type apocalyptique comme le suggèrent les collapsologues nous semble plutôt improbable. Il est en revanche incontestable que les activités humaines ont des impacts importants sur la planète, et que des « effondrements » à échelle locale ont déjà lieu : augmentation du niveau de la mer, des températures, acidification des océans… autant de raisons qui provoquent la fuite de populations entières, qui vivent déjà les effets du changement climatique. Si l’on entend par « effondrement » l’incapacité future à maintenir notre mode de vie actuel (polluant, prédateur…), alors il va de soi que le processus est déjà en marche.


Elodie Mercier et Aliénor Moriceau

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